Sly & The Family Stone – There’s a Riot Goin’ On : Un Chef-d’œuvre Sombre et Révolutionnaire
Sorti en 1971, There’s a Riot Goin’ On, le cinquième album studio de Sly & The Family Stone, marque un tournant non seulement dans la carrière de Sly Stone et de son groupe, mais aussi dans l’histoire de la musique populaire. Alors que les albums précédents du groupe, tels que Stand! et Dance to the Music, étaient empreints de positivité, d’optimisme et d’une énergie funk entraînante, cet album se distingue par son ton beaucoup plus sombre et introspectif. C’est un disque qui capture non seulement les tensions sociales, politiques et raciales de l’époque, mais aussi les luttes personnelles de Sly Stone lui-même, à travers des compositions empreintes de désillusion, de confusion et parfois de désespoir.
Contexte historique et social
There’s a Riot Goin’ On sort en 1971, une période de grande agitation sociale aux États-Unis. Le mouvement des droits civiques, qui avait progressé de manière significative dans les années 60, est confronté à des revers, et les assassinats de figures telles que Martin Luther King Jr. et Malcolm X avaient profondément marqué l’esprit du pays. La guerre du Vietnam, de plus en plus impopulaire, alimentait également un sentiment général de méfiance envers les institutions, tandis que les émeutes raciales éclataient dans de nombreuses grandes villes américaines.
C’est dans ce climat que Sly Stone, connu pour ses positions progressistes en matière de race et d’unité (son groupe est composé d’un mélange raciale et de genres, rare pour l’époque), se replie sur lui-même. Consommant de plus en plus de drogues, notamment de la cocaïne et du PCP, il commence à développer une vision plus cynique et sombre du monde. La joie et la solidarité qui caractérisaient ses premières compositions cèdent la place à des textes plus introspectifs et mélancoliques, reflétant les défis personnels et sociétaux auxquels il est confronté.
Une production radicalement nouvelle
L’un des aspects les plus fascinants de There’s a Riot Goin’ On est son processus de production. Contrairement aux albums précédents, où Sly Stone travaillait avec l’ensemble de son groupe dans des sessions live, cet album a été principalement créé dans l’isolement, Sly utilisant un enregistreur multipistes pour empiler les couches instrumentales et vocales, souvent jouant lui-même la plupart des instruments. Les enregistrements sont volontairement crasseux, avec des sonorités saturées, des instruments qui semblent parfois détachés et une texture sonore granuleuse, presque étouffée.
Ce son low-fi, loin des productions plus polies de la soul et du funk de l’époque, donne à l’album une qualité unique et immersive. Les grooves, bien que toujours présents, sont moins explosifs que sur les albums précédents. Au lieu de cela, ils sont délibérément lents, hypnotiques et imprégnés d’une tension palpable, comme s’ils étaient étouffés par une ombre constante de frustration et de désillusion.
Le morceau d’ouverture, « Luv N’ Haight », plante immédiatement le décor : un groove minimaliste, un chant presque épuisé de Sly Stone et des paroles qui évoquent la fatigue émotionnelle. C’est une chanson qui s’éloigne du style joyeux et énergique auquel le public s’était habitué. Elle capture parfaitement l’ambiance de l’album, mélangeant groove et chaos, tout en abordant le thème de l’épuisement mental et émotionnel.
Des textes introspectifs et désenchantés
Si les morceaux de Stand! appelaient à l’unité et à l’espoir, les paroles de There’s a Riot Goin’ On sont marquées par la désillusion. Le morceau « Family Affair », l’un des plus grands succès de l’album, est à cet égard un exemple parfait. Porté par un groove subtil et une rythmique douce, ce titre aborde des thèmes familiaux, mais d’une manière beaucoup plus nuancée et ambivalente que dans les travaux précédents du groupe. La famille n’est plus présentée comme une entité de solidarité inconditionnelle, mais plutôt comme un terrain de tension et de complexité émotionnelle.
« Time », un autre morceau clé, aborde directement le sentiment de désespoir et de désorientation qui habite Sly Stone à cette époque. « Time, they say, heals all wounds, » chante-t-il d’une voix traînante, mais le sous-texte laisse entendre qu’il n’y croit pas vraiment. Le temps semble être une force oppressante, implacable, un poids que le chanteur porte sans espoir de rédemption.
La révolution du funk : une transition vers le P-Funk
Musicalement, There’s a Riot Goin’ On représente également une étape importante dans l’évolution du funk. Si les précédents albums de Sly & The Family Stone étaient des exemples éclatants de la première vague du funk, avec des rythmes rapides et une instrumentation claire, cet album inaugure une nouvelle phase. Il ralentit les tempos, minimise les arrangements flamboyants et se concentre davantage sur des grooves hypnotiques et répétitifs. Cette approche a ouvert la voie à des artistes comme George Clinton et Funkadelic, qui, en s’inspirant de l’album, développeraient le genre du P-Funk, plus psychédélique et expérimental.
Le morceau « Spaced Cowboy » illustre bien cette transition. Ce titre mêle un groove funk décontracté à des éléments expérimentaux, comme l’usage du yodel, une technique vocale inattendue dans ce genre musical. C’est à la fois étrange et fascinant, un moment où la musique funk semble se transformer en quelque chose de nouveau, de plus complexe et de plus psychédélique.
Un album en écho avec son époque
Le titre même de l’album, There’s a Riot Goin’ On, est emblématique de l’époque. Il évoque les tensions sociales et politiques qui bouillonnent aux États-Unis au début des années 70. L’ironie, cependant, réside dans le fait que l’album ne contient pas de chanson intitulée ainsi. C’est une déclaration silencieuse, comme un écho des événements qui se déroulent à l’extérieur du studio. Le titre de l’album suggère une révolte, mais celle-ci n’est pas explosive ; elle est intérieure, lente, presque invisible, comme une dépression collective qui s’infiltre dans la conscience nationale.
Le titre « Africa Talks to You ‘The Asphalt Jungle' » aborde les questions raciales de manière allégorique, évoquant le conflit entre les aspirations des Afro-Américains et les réalités souvent brutales de la vie urbaine. Le morceau est long et immersif, son rythme lent reflétant la lutte quotidienne et la lassitude face à des systèmes oppressifs. C’est un rappel que la révolte ne se produit pas toujours dans les rues, mais souvent dans l’esprit et le cœur des individus.
Héritage et impact
À sa sortie, There’s a Riot Goin’ On a reçu des critiques mitigées. Certains ont loué l’audace artistique de Sly Stone, tandis que d’autres étaient déconcertés par son virage vers des sonorités plus sombres et plus expérimentales. Cependant, avec le temps, cet album a été reconnu comme une œuvre visionnaire et révolutionnaire, non seulement pour la musique funk, mais aussi pour l’ensemble de la musique populaire.
L’album a influencé d’innombrables artistes dans divers genres, du hip-hop à la musique électronique, en passant par le rock et la soul. Des artistes comme Prince, Dr. Dre, D’Angelo et Kanye West ont cité There’s a Riot Goin’ On comme une influence majeure, que ce soit pour son approche de la production ou pour sa capacité à refléter la complexité émotionnelle et sociale de son époque.
Aujourd’hui, plus de cinquante ans après sa sortie, There’s a Riot Goin’ On reste un document essentiel pour comprendre non seulement l’évolution de la musique, mais aussi l’état d’esprit d’une époque tumultueuse. C’est un album qui continue de résonner, avec ses grooves hypnotiques et ses réflexions poignantes sur la désillusion, la révolte intérieure et la quête d’identité dans un monde chaotique.