Sorti en 1959, « The Shape of Jazz to Come » d’Ornette Coleman est plus qu’un simple album ; c’est un manifeste, un coup de tonnerre dans le ciel du jazz qui a redéfini les contours du genre et ouvert la voie à une nouvelle ère d’expérimentation musicale. Cet opus a bouleversé le paysage du jazz, révolutionnant les notions de mélodie, d’harmonie et de structure. Pour comprendre l’impact de cet album, il est essentiel de se plonger dans le contexte de l’époque et de décortiquer les choix artistiques d’Ornette Coleman.
Le contexte historique
Dans les années 1950, le jazz traversait une période de profonde transformation. Le bebop, initié par des figures telles que Charlie Parker et Dizzy Gillespie, avait changé la façon dont la musique était conçue, présentant des harmonies complexes et des rythmes effrénés. Le cool jazz et le hard bop, apparus plus tard, apportaient chacun leurs nuances, tantôt plus douces, tantôt plus intenses et soul. Cependant, à l’aube des années 1960, certains musiciens aspiraient à repousser encore plus loin les limites de leur art. C’est dans ce climat bouillonnant que Coleman a pris la décision audacieuse de redéfinir les règles du jeu.
Ornette Coleman, saxophoniste alto originaire du Texas, était un personnage clivant. Son approche non conventionnelle du jazz et son désir de s’affranchir des schémas harmoniques traditionnels lui ont valu autant de détracteurs que d’admirateurs. Mais avec « The Shape of Jazz to Come », il a non seulement présenté son point de vue unique sur le jazz, mais il a aussi démontré la puissance de la liberté artistique.
L’approche musicale novatrice
Dès les premières notes de l’album, il est clair que « The Shape of Jazz to Come » propose quelque chose de radicalement différent. Contrairement aux pratiques courantes qui imposaient une structure harmonique rigide et des accords préétablis, Coleman a choisi de jouer sans piano ni guitare, des instruments qui auraient habituellement ancré les musiciens dans des progressions harmoniques prévisibles. Cela permettait à ses compositions de flotter librement, libérant les solistes et le public de la dictature de l’harmonie traditionnelle.
Le groupe qui l’accompagne sur cet album se compose du trompettiste Don Cherry, du contrebassiste Charlie Haden et du batteur Billy Higgins. Cette formation sans instrument harmonique permet à chaque musicien de contribuer de manière plus flexible et personnelle. Les lignes de basse de Haden sont souvent mélodiques, soutenant et stimulant les improvisations sans les contraindre, tandis que la batterie de Higgins apporte une rythmique souple et réceptive aux explorations de Coleman et Cherry.
Les morceaux emblématiques
L’album s’ouvre sur « Lonely Woman », l’une des compositions les plus célèbres de Coleman. Inspirée par un tableau qu’il avait vu dans un magasin, cette pièce est chargée d’émotion. La mélodie plaintive du saxophone, soutenue par la pulsation irrégulière de la contrebasse et le jeu percutant de la batterie, capture un sentiment de solitude et de déséquilibre. Cette ouverture pose dès le départ le ton de l’album : l’émotion prime sur la technique.
« Eventually », la deuxième piste, est un tourbillon d’énergie. La conversation musicale entre Coleman et Cherry est déconcertante par sa spontanéité et sa cohérence paradoxale. Ils jouent des lignes mélodiques souvent dissonantes mais étonnamment harmonieuses dans leur interaction. La batterie de Billy Higgins relie les différentes voix de l’ensemble avec des rythmes imprévisibles et une intensité brute.
Dans « Focus on Sanity », l’auditeur est invité à explorer des territoires encore plus abstraits. La composition alterne entre des moments de chaos contrôlé et des passages plus contemplatifs, illustrant la manière dont Coleman joue avec les dynamiques pour créer un drame musical unique. Cette pièce est un exemple frappant de la manière dont l’album combine des moments de réflexion intense avec des explosions de liberté pure.
La réception et l’impact
À sa sortie, « The Shape of Jazz to Come » a divisé le monde du jazz. Les critiques étaient polarisées : certains l’ont accueilli comme une révélation tandis que d’autres ont dénoncé ce qu’ils considéraient comme un manque de respect envers les fondements du jazz. Le saxophoniste et compositeur Leonard Feather a qualifié le style de Coleman de « faux jazz », tandis que des figures comme John Lewis du Modern Jazz Quartet ont défendu sa vision.
Malgré la controverse, l’influence de l’album a été profonde et durable. Ornette Coleman a ouvert la porte à des approches plus libres du jazz, préparant le terrain pour le mouvement du free jazz qui allait émerger au début des années 1960. Des artistes comme John Coltrane, Albert Ayler et Cecil Taylor ont été influencés par l’audace de Coleman et ont poursuivi l’exploration de ces nouveaux territoires musicaux.
Un héritage durable
Aujourd’hui, « The Shape of Jazz to Come » est reconnu comme un album phare, souvent classé parmi les plus grands albums de jazz de tous les temps. L’approche de Coleman a changé la façon dont les musiciens et les auditeurs considèrent le concept d’harmonie et d’improvisation. L’idée que la mélodie pouvait se suffire à elle-même, sans une ancre harmonique traditionnelle, a ouvert des perspectives nouvelles pour la composition et l’improvisation.
Le caractère audacieux de « The Shape of Jazz to Come » reste une source d’inspiration. Plus de six décennies après sa sortie, l’album continue de résonner avec des musiciens en quête de liberté artistique et d’innovation. Ornette Coleman a montré que l’art pouvait prospérer en dehors des conventions, et son album demeure un rappel poignant de l’importance de l’expérimentation et de la fidélité à sa propre vision. Il a prouvé que la musique n’a pas besoin d’être enfermée dans des structures rigides pour toucher et émouvoir, et que l’audace artistique peut ouvrir des portes insoupçonnées.
Pour les auditeurs d’aujourd’hui, plonger dans « The Shape of Jazz to Come » est une expérience unique, un voyage à travers un paysage sonore où chaque note semble poser une question et chaque silence y répondre. C’est un témoignage intemporel de la force du génie créatif et de la persévérance d’un artiste qui a su écouter sa propre voix, même lorsqu’elle allait à contre-courant des attentes établies. En fin de compte, l’album rappelle que l’art, pour être véritablement transformateur, doit parfois oser rompre avec le passé et imaginer des formes nouvelles qui redessinent l’avenir.